Contribution de Jean-Marie Salamito « Saint Augustin et les frontières du politique » (voir Ci dessous les notes et supports transmis par Jean Marie Salamito à l’appui de sa contribution. )
Atelier et questions .
Saint Augustin et les frontières du politique (Lyon, 16/11/2024)
- La cité de Dieu, 19, 17 : [A] La maisonnée des êtres humains qui ne vivent pas de la foi, cherche la paix terrestre dans les réalités et les avantages de cette vie temporelle. La maisonnée des êtres humains qui vivent de la foi, attend les choses éternelles promises pour le futur. Elle use des réalités terrestres et temporelles comme quelqu’un qui ne fait que passer. Elle ne s’y absorbe pas, ne se détourne pas de son chemin vers Dieu ; mais elle tire de ces réalités un soutien, pour supporter plus aisément et alourdir le moins possible le poids du corps périssable qui pèse sur l’âme. L’usage des réalités nécessaires à cette vie est donc commun aux deux sortes d’humains, aux deux maisonnées ; mais chacune donne à cet usage une fin qui lui est propre, très différente de l’autre.
[B] Même la cité terrestre qui ne vit pas de la foi, aspire à la paix terrestre. Elle fonde la concorde des citoyens qui commandent et de ceux qui obéissent, sur un certain équilibre des volontés humaines au sujet des réalités concernant la vie mortelle. De son côté, la cité céleste, ou plutôt sa part qui chemine en cette condition mortelle et vit de la foi, ne peut faire autrement que d’user elle aussi de cette paix, jusqu’à ce que passe la condition mortelle qui a besoin d’une telle paix. Pour cette raison, pendant qu’elle mène au sein de la cité terrestre la vie pour ainsi dire captive de son exil, ayant déjà reçu la promesse de sa rédemption et, en garantie, le don de l’Esprit, la cité céleste n’hésite pas à obéir aux lois de la cité terrestre, par lesquelles on administre ce qui sert à soutenir la vie mortelle. De ce fait, puisque la condition mortelle leur est commune, il existe, pour les réalités concernant celle-ci, une concorde entre les deux cités.
[C] Mais la cité terrestre a eu certains sages bien à elle, que l’enseignement divin désapprouve. Soit entraînés par leurs propres conjectures, soit trompés par des démons, ils ont cru qu’il fallait associer aux réalités humaines de nombreux dieux, et que les différents domaines dépendaient des différentes fonctions, pour ainsi dire, de ces dieux. À l’un ils ont attribué le corps, à l’autre l’âme. Dans le corps lui-même, à l’un la tête, à l’autre le cou, et chaque chose à un dieu particulier. De même, dans l’âme, à l’un le talent, à l’autre l’éducation, à l’un la colère, à l’autre la convoitise. Et dans les réalités utiles à la vie, à l’un le bétail, à l’autre le blé, à l’un le vin, à l’autre l’huile, à l’un les forêts, à l’autre la monnaie, à l’un la navigation, à l’autre les guerres et les victoires, à l’un les mariages, à l’autre l’enfantement et la fécondité, et le reste à d’autres.
[D] La cité céleste, en revanche, savait qu’il ne faut rendre de culte qu’au Dieu unique, et elle pensait, avec une piété pleine de foi, que l’on ne doit servir que Dieu selon ce service qui s’appelle en grec latreia et qui n’est dû qu’à Dieu. Il en est résulté que la cité céleste ne pouvait avoir en commun avec la cité terrestre les lois de la religion. Sur ce point, il était inévitable qu’il y eût un désaccord entre elles. Il était inévitable que la cité céleste paraisse importune à ceux qui pensaient autrement qu’elle, et qu’elle subisse leur colère, leur haine et les assauts de leurs persécutions, sauf quand la crainte de son nombre, parfois, et l’aide divine, toujours, repoussaient l’hostilité de ses adversaires.
[E] Cette cité céleste, donc, tandis qu’elle chemine sur la terre, recrute des citoyens dans toutes les nations. Elle rassemble dans toutes les langues une société étrangère à ce monde. Elle ne se préoccupe pas de la différence des coutumes, des lois et des institutions qui permettent d’obtenir et de maintenir la paix terrestre. Elle n’écarte ni ne détruit rien de tout cela. Au contraire, elle préserve et observe ce qui, bien que variable d’une nation à l’autre, vise toutefois une seule et même fin : la paix terrestre. La seule chose qui lui importe, c’est qu’il n’y ait pas d’obstacle à la religion qui enseigne à rendre un culte au Dieu unique, suprême et vrai.
[F] Oui, même la cité céleste, en son exil ici-bas, use de la paix terrestre. L’équilibre des volontés humaines au sujet des réalités concernant leur nature mortelle, elle le respecte, elle y aspire, autant que l’y autorisent la piété et la religion. Cette paix terrestre, elle la met en relation avec la paix céleste, celle qui est tellement vraie qu’il faut la considérer et la proclamer, du moins pour la créature rationnelle, comme la seule paix, c’est-à-dire la société très ordonnée et pleine de concorde où l’on jouit de Dieu et où l’on jouit les uns des autres en Dieu. Quand on y sera parvenu, il n’y aura plus une vie mortelle, mais une vie clairement et assurément digne de ce nom. Il n’y aura plus un corps animal qui, en se dégradant, pèse sur l’âme, mais un corps spirituel, sans aucun manque, soumis en toutes ses parties à la volonté.
[G] Cette paix-là, la cité céleste, tandis qu’elle chemine, la possède dans la foi, et de cette foi il est juste qu’elle vive. Alors, elle relie à l’acquisition de cette paix toute bonne action qu’elle accomplit envers Dieu et envers le prochain, car la vie de cette cité est vraiment une vie sociale. - Explication de quelques affirmations de l’Épître aux Romains, 64 : Si donc quelqu’un pense que, parce qu’il est chrétien, il n’a pas à payer de taxe ou de tribut, ou qu’il peut se dispenser de rendre l’honneur dû à ceux que les pouvoirs chargent de s’en occuper, il commet une grave erreur.
D’un autre côté, si quelqu’un croit devoir obéir au point de reconnaître un pouvoir sur sa foi à celui qui, administrant les choses temporelles, est d’une certaine façon au-dessus de lui, il tombe en une erreur encore plus grave.
Il faut plutôt garder ce juste équilibre que le Seigneur lui-même prescrit : que nous rendions à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
Nous sommes appelés à ce Royaume où il n’y aura plus aucun pouvoir de ce monde ; mais, tant que nous
Saint Augustin et les frontières du politique (Lyon, 16/11/2024 ; jeanmarie.salamito@gmail.com)
marchons sur ce chemin et jusqu’à ce que nous parvenions à ce siècle où seront abolis tout premier rang et tout pouvoir, nous devons supporter notre condition selon l’ordre des choses humaines, en ne faisant rien avec hypocrisie. De la sorte, nous n’obéirons pas tant à des humains qu’à Dieu qui nous commande de leur obéir. - De doctrina christiana, 2, 25, 38 : Une fois ces choses-là exclues, déracinées de l’âme chrétienne, il faut voir ensuite les institutions humaines dépourvues de superstition, c’est-à-dire établies, non par un accord avec des démons, mais par un accord des êtres humains entre eux. En effet, toutes les choses qui valent parmi les humains autant que ceux-ci ont décidé entre eux qu’elles valent, s’appellent les institutions des êtres humains. Certaines sont superflues et excessives, d’autres sont avantageuses et nécessaires.
- De doctrina christiana, 2, 25, 40 : Toute cette part des institutions humaines qui répondent aux nécessités de la vie, le chrétien ne doit en aucun cas les fuir. Bien au contraire, il doit, autant qu’il le peut, les prendre en considération et les garder dans sa mémoire.
- La Genèse au sens littéral, 9, 9, 14 : Qui est assez aveugle en son esprit pour ne pas voir quel ornement le genre humain est pour la terre, même si peu de gens vivent de manière droite et digne d’éloges, et quelle grande valeur atteint l’ordre d’une république, qui contraint même les pécheurs au lien d’une certaine paix terrestre ?
- 1 Tm 2,2-4 : Je supplie donc, avant tout, qu’il y ait des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les humains, pour les rois et tous ceux qui sont dans une situation élevée, afin que nous menions une vie calme et tranquille en toute piété et chasteté. Car cela est bon et agréable en présence de notre Dieu Sauveur, qui veut que tous les humains soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.
- De doctrina christiana, prooemium, 7 : Dieu ne parlait-il pas avec Moïse ? Et pourtant celui-ci, aussi riche de prévoyance que dépourvu d’orgueil, accepta de son beau-père – c’est-à-dire d’un être humain, d’un étranger – un conseil pour diriger et gouverner un peuple si nombreux. Ce grand homme savait, en effet, qu’il faut attribuer un conseil vrai, de quelque âme qu’il provienne, non à cette dernière, mais à celui qui est la Vérité, le Dieu immuable.
- La cité de Dieu, 5, 19 : Quant à ceux qui, munis de la vraie piété, mènent une vie bonne, rien n’est plus heureux pour les affaires humaines que si, grâce à la miséricorde de Dieu, ils ont le pouvoir – à condition qu’ils possèdent la science du gouvernement des peuples.
- Lettre 138, 3, 17 : Les premiers Romains […] n’avaient pas envers le vrai Dieu la vraie piété qui pouvait les conduire eux aussi, grâce à une saine religion, jusqu’à la cité éternelle. Ils gardaient cependant une certaine moralité d’un genre spécifique, qui pouvait suffire pour constituer, accroître et conserver une cité terrestre. Dieu montra, à travers la très riche et illustre puissance impériale des Romains, combien comptaient les vertus civiques, même sans la vraie religion. Il faisait ainsi comprendre qu’en ajoutant celle-ci, les humains deviennent les citoyens d’une autre cité, dont le roi est la vérité, dont la loi est la charité, dont la mesure est l’éternité.
- Gaston FESSARD, De l’actualité historique, Paris, 1960, t. 1, p. 61 (dans un texte de 1939) : … [1] dès sa naissance, l’Église se trouva en présence d’un État déjà singulièrement évolué : l’Empire romain. La première, elle eut à s’émanciper de sa tutelle. Ce qu’elle fit en s’appuyant sur les paroles fameuses de Jésus : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu et Mon règne n’est pas de ce monde. [2] Si, après la chute de l’Empire, la nécessité […] conféra à l’évêque défenseur de la cité, au Pape chef de la chrétienté un pouvoir proprement politique, ce ne fut là pour elle qu’une situation accidentelle qui, si elle eût duré, eût été plus capable de la détourner de sa vraie mission que de lui donner les moyens de l’accomplir. […] [3] … lorsqu’elle fut définitivement dépouillée de tout pouvoir politique, l’Église n’eut point de peine à reconnaître que sa tradition la plus ancienne et les paroles mêmes du Christ sur lesquelles elle avait fondé sa propre émancipation de la tutelle des Césars, ne justifiaient pas moins celle de l’État moderne à l’égard de la sienne.
- Christopher DAWSON, Religion and the Modern State, London, 1935 :
— p. XV : Christianity is bound to protest against any social system which claims the whole of man and sets itself up as the final end of human action, for it asserts that man’s essentiel nature transcends all political and economic forms. Civilization is a road by which man travels, not a house for him to dwell in. His true city is elsewhere.
— p. XX : The new secularized civilization is not content to dominate the outer world and to leave man’s inner life to religion ; it claims the whole man. Once more Christianity is faced, as it was at the beginning, with the challenge of a world which will accept no appeal from its judgment, and which recognizes no higher power than its own will.