texte proposés à l’appui de la contribution de Frédérice Crouslé et commenté :
Un chrétien peut-il être un bon citoyen, voire un patriote ?
I. Conception libérale et conception communautarienne de la morale selon MacIntyre
Selon la conception libérale de la morale, <savoir> où et de qui j’apprends les principes et les préceptes moraux, cela ne joue – et ne peut jouer aucun rôle dans la détermination du contenu de la morale et de la nature du lien qui m’unit à elle, de même que <savoir> où et de qui j’ai appris les principes et les préceptes des mathématiques ne joue aucun rôle dans la détermination de leur contenu ou de mon attitude par rapport aux vérités mathématiques. Par contraste, dans la conception morale alternative que je me propose d’esquisser, les questions du où et du de qui j’apprends ma morale deviennent essentielles à la détermination tant du contenu que de la nature du lien moral.
Pour cette doctrine, il importe énormément que la morale de chacun soit apprise de, dans et au travers du style de vie adopté par une communauté particulière. Bien sûr, les règles morales, élaborées au sein d’une communauté historique particulière, ressembleront souvent ou même, parfois, seront identiques aux règles auxquelles un respect est dû dans d’autres communautés, spécialement dans des communautés qui ont partagé une même histoire ou qui se réfèrent aux mêmes textes sacrés. Mais, de façon caractéristique, il subsistera toujours quelques traits distinctifs qui se détacheront sur le fond du jeu de règles saisi globalement, traits qui résultent souvent d’une réponse que les membres de cette communauté particulière ont apportée, par le passé, à certains événements ou succession d’événements, comportant des cas problématiques, dont la résolution entraîna la mise en question, la reformulation ou la compréhension, en des termes nouveaux, d’une ou de plusieurs règles. De plus, la manière dont les règles morales sont enseignées et comprises est étroitement liée à des dispositifs institutionnels spécifiques. Les morales de différentes sociétés peuvent se rejoindre dans le précepte qui prescrit à l’enfant d’honorer ses parents, mais ce que signifie « honorer », ce qu’est un « père », ce qu’est une « mère » sera soumis à de grandes variations dans les divers ordres sociaux considérés. Il en résulte que ce que je prends comme guide de mes actions et comme critère de leur évaluation n’est jamais la morale comme telle, mais toujours une morale singulière propre à un ordre social singulier.
A cela, les actuels zélateurs de la morale moderne libérale peuvent rétorquer : sans doute, c’est par le biais des règles, apprises dans une société déterminée, qu’une première compréhension de la loi morale est atteinte. Mais, ce qui autorise ces règles, mises en forme par des institutions sociales situées, à être admises comme règles morales, c’est le fait qu’elles ne représentent rien d’autre que des applications particulières de règles générales et universelles. Et les individus n’accèdent à une morale véritable que parce que et dans la mesure où ils dépassent le niveau de ces applications socialement limitées des règles universelles et générales, en direction des règles morales universelles et générales comprises comme telles. Apprendre à se considérer soi-même comme un agent moral, c’est apprendre à se dégager des particularismes sociaux et à adopter un point de vue indépendant de toute configuration d’institutions sociales déterminées. Et le fait que tout le monde, ou presque, doive faire cet apprentissage, en partant d’un point de vue profondément infecté par le particularisme social et la partialité, ne nous force en rien à rechercher une version morale alternative. Mais cette réfutation appelle trois remarques.
D’abord, la question ne se réduit pas au mode d’acquisition sociale des règles morales. Corrélativement, il y a aussi le fait que les biens en référence et à l’égard desquels toute configuration de règles doit se justifier vont être, eux aussi, des biens particuliers et socialement situés. Ce qui fonde ces biens et ce qu’ils procurent, c’est la jouissance d’un type particulier de vie sociale, vécue au travers d’un ensemble de relations sociales. Ce dont je jouis est le bien propre de ce monde social particulier, que j’habite, et j’en jouis en tant que tel. Je pourrais, certes, bénéficier et jouir pareillement de formes similaires de vie sociale, présentes dans d’autres communautés ; mais cette vérité hypothétique ne diminue en rien l’importance de l’assertion selon laquelle mes biens sont, dans les faits, trouvés ici, parmi ces gens-là, dans ces relations précises. Les biens ne sont jamais rencontrés que sur un mode situé. Dès lors, l’affirmation générale et abstraite, selon laquelle telles ou telles règles se justifient par leur propension et leur capacité à fournir tels ou tels biens est vraie si, et seulement si, les configurations de règles X, Y ou Z, incarnées par les pratiques des communautés X, Y ou Z, sont productives et constitutives des biens X, Y ou Z, prisés en des temps et en des lieux précis, par des individus déterminables.
Il s’ensuit que je trouve la justification de ma fidélité aux règles morales, au sein de ma communauté particulière ; coupé de la vie de cette communauté, je n’aurais aucune raison d’être moral. Mais ce n’est pas tout. L’obéissance aux règles morales n’est pas, en général, une sinécure pour l’espèce humaine. Si elle l’était, notre besoin de moralité ne serait pas ce qu’il est. C’est parce que nous sommes constamment susceptibles d’être aveuglés par le désir immédiat, d’être distraits de nos responsabilités, de nous laisser aller à des écarts de conduite, et parce qu’il peut arriver, même au meilleur d’entre nous, de rencontrer des tentations tout à fait inhabituelles, qu’il importe à la morale que je ne puisse être un agent moral que parce que nous sommes des agents moraux, que j’aie besoin de ceux qui m’entourent pour me redonner des forces morales et pour m’assister en cas de défaillance. D’une manière générale, ce n’est qu’au sein d’une communauté que les individus deviennent capables de moralité et sont soutenus dans leur moralité. Les individus se constituent comme des agents moraux aussi bien sous l’effet du regard que d’autres portent sur eux, sur ce qu’ils doivent et ce qui leur est dû, que sous l’effet du regard qu’ils portent sur eux-mêmes. En attendant beaucoup de moi, en matière de morale, les autres membres de ma communauté me témoignent une forme de respect qui n’est en rien dictée par une promesse de bénéfice ; et ceux de qui on n’attend peu ou rien, en matière de morale, sont traités avec un manque de respect qui, s’il s’exprime trop souvent, s’avérera préjudiciable à leurs capacités morales. Bien entendu, l’héroïsme moral solitaire est parfois exigé et parfois atteint. Mais il ne faut pas faire d’une exception la règle. Et une fois admis que l’aptitude morale et l’action morale ne peuvent naître et exister qu’au travers de liens sociaux institutionnels situés, propres à des groupes sociaux déterminés, il devient difficile de compter pour rien, comme le font les partisans du libéralisme moral, l’allégeance à une société et à une morale.
Alasdair MacIntyre, « Le Patriotisme est-il une vertu ? », 1984
II. N’est pas patriote qui l’on croit. Chesterton, adversaire de l’impérialisme de Rudyard Kipling
Pour attaché à cette vision multiple du devoir, M. Kipling est naturellement cosmopolite. Il lui arrive de prendre ses exemples dans l’Empire britannique, mais n’importe quel autre empire lui irait aussi bien, ou n’importe quel autre pays hautement civilisé. Ce qu’il admire dans l’armée britannique lui semblerait encore plus manifeste dans l’armée allemande ; ce qu’il souhaiterait au sein de la police britannique, il la trouverait dans toute sa splendeur dans la police française. L’idéal de discipline ne recouvre pas toute la vie humaine, mais il est répandu dans le monde entier. Et que M. Kipling en ait le culte tend à confirmer chez lui une certaine expérience du monde, la sagesse du vagabond, qui est l’un des plus indéniables charmes du meilleur de son œuvre.
La grande lacune de son esprit, c’est ce qu’on pourrait approximativement appeler son manque de patriotisme. En d’autres termes, il est tout à fait incapable de s’attacher à une cause ou à une communauté d’une manière irrévocable et tragique, car tout ce qui est irrévocable doit être tragique. Il admire l’Angleterre, mais il ne l’aime pas ; car il nous faut des raisons d’admirer les choses, alors que l’amour n’en a pas besoin. Il admire l’Angleterre parce qu’elle est puissante, non parce qu’elle est anglaise. Il n’y a rien de sévère à le constater, car il faut lui rendre cette justice qu’il l’admet lui-même avec son habituelle et pittoresque franchise. Dans un poème tout à fait intéressant, il écrit que :
Si l’Angleterre était ce qu’elle paraît être…
c’est-à-dire faible et incapable ; si l’Angleterre n’était pas (comme il le croit) ce qu’elle est, c’est-à-dire puissante et pragmatique :
… Nous aurions tôt fait de la laisser tomber !
Mais elle ne l’est pas heureusement !
Il est passé maître dans l’art d’exprimer cette subtile mélancolie de l’homme qui se rappelle avoir été citoyen de nombreuses communautés, cette subtile mélancolie de l’homme qui se rappelle avoir été l’amant de nombreuses femmes. Il est le Casanova des nations. Mais un homme peut avoir beaucoup appris sur les femmes en les séduisant sans avoir rencontré le premier amour ; un homme peut avoir vu autant de pays qu’Ulysse sans savoir ce que c’est que le patriotisme.
M. Rudyard Kipling a demandé, dans une célèbre épigramme, ce que l’on peut savoir de l’Angleterre quand on ne connaît que l’Angleterre. La question serait bien plus perspicace, et bien plus profonde, si l’on disait : « Que peut-on savoir de l’Angleterre quand on ne connaît que le monde ? » Car le monde n’englobe pas davantage l’Angleterre qu’il n’englobe l’Église. Dès qu’on s’attache profondément à quelque chose, le monde — c’est-à-dire toute la variété des intérêts de la vie — devient notre ennemi. Les chrétiens l’ont montré quand ils prétendaient « se préserver des souillures du monde », et les amoureux expriment la même idée lorsqu’ils se disent enfin « débarrassés du monde ». Du point de vue astronomique, je comprends parfaitement que l’Angleterre est située dans le monde ; de la même façon, je suppose que l’Église en faisait partie et que les amoureux sans des habitants de cette planète. Mais ils ont tous pressentis cette vérité que dès qu’on commence à aimer quelque chose, le monde devient hostile. C’est pourquoi il ne fait pas de doute que M. Kipling connaît le monde ; c’est un homme du monde, mais il y est à l’étroit comme tous ceux qui se sentent emprisonnés sur la terre. Il connaît l’Angleterre comme un gentleman intelligent connaîtrait Venise. Il y est allé de très nombreuses fois et il y a fait de longs séjours. Mais il s’y sent étranger, comme partout ailleurs, et la preuve en est qu’il considère l’Angleterre comme un endroit précis. Dès qu’on s’enracine quelque part, on ne voit plus l’endroit où l’on est. Nous vivons à l’instar d’un arbre, avec toute la force de l’univers.
Le globe-trotter vit dans un monde plus étroit que celui du paysan. Il respire toujours une atmosphère locale. Londres est un endroit comparable à Chicago, et Chicago est comparable à Tombouctou. Mais Tombouctou n’est pas un endroit, puisque des hommes y vivent qui considèrent cette ville comme l’univers et y respirent non pas un air local mais les vents du monde entier. Le passager du paquebot a vu toutes les races du genre humain et il songe à tout ce qui les sépare : nourriture, habillement, mœurs, anneaux dans le nez comme en Afrique, ou aux oreilles comme en Europe, fard bleu chez les anciens, fard rouge chez les Anglais modernes. L’homme du champ de choux n’a rien vu du tout, mais il songe à tout ce qui unit les hommes : la faim et les nouveau-nés, la beauté des femmes, les promesses et les menaces du ciel. Avec tous ses mérites, M. Kipling est un globe trotter ; il n’a pas la patience d’appartenir à quoi que ce soit.
Gilbert Keith CHESTERTON, Orthodoxie, 1909.