Jean-Noël Dumont et William Cavanaugh lors de son passage à Lyon en 2016 sur le thème

REPENSER LA THÉOLOGIE POLITIQUE. En lisant William Cavanaugh

Jean Noël Dumont accueille William Cavanaugh lors de son passage à Lyon en 2016

Article de Jean-Noël Dumont – 2016

La modernité, en établissant la puissance de l’Etat par la neutralisation de l’espace public, a inventé la « religion » comme activité sociale distincte, observable dans des usages et des opinions suivis par des fidèles. Alors que le mot désignait une vertu, celle qui rend à Dieu la justice qui lui est due, il désigne dès lors une activité particulière qui fait nombre avec d’autres comme l’économie, l’art ou le sport. Devenue la partie d’un tout qui est représenté par l’Etat, la religion perd alors sa capacité à parler pour tous, on peut à la rigueur lui concéder de défendre ses coutumes et ses intérêts comparables à ceux d’une corporation. La « religion », à la fois reconnue sociologiquement (on pourra l’observer en d’autres peuplades) et isolée du politique n’a aucune légitimité à faire valoir pour tous sa vision du monde et de l’homme. Tolérée comme une coutume ou persécutée pour les mêmes raisons, elle apparaît comme relevant de la sphère privée et pourrait même, si elle voulait bien renoncer à ses pratiques extérieures, rentrer dans le for interne. De fait, la modernité met ainsi le chrétien en dissidence, il devient, selon le mot de Stanley Hauerwas, un « immigré résident vivant dans une colonie chrétienne »[2].

Tentatives de sorties

Cette situation subie par les chrétiens dans la société même qu’ils ont façonnée fait naître, on le sait, la nostalgie de la « chrétienté », alors que l’Etat n’avait pas pleinement développé sa rationalité, qu’il n’avait pas encore neutralisé l’espace public. Mais, toute communauté particulière se voyant refuser de faire valoir sa vision du monde aux yeux de tous, cette « chrétienté » ne pourra être que la restauration de coutumes liées à une appartenance nationale ou régionale. Telle fut la vision maurrassienne. Telle aujourd’hui la restauration des pompes de l’Orthodoxie dans la « Grande Russie » de Poutine ou même la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko. D’où aussi la sympathie de quelques Français conservateurs pour ces dictatures postsoviétiques. Les croyants, eux, ne peuvent voir sans tristesse et sans scandale leur foi « restaurée » par les mêmes moyens qui furent ceux de la persécution. On a éprouvé en France des embarras semblables avec le concordat par lequel Napoléon mit l’Eglise à son service en prétendant la restaurer

Ainsi, que la « religion » soit repoussée dans la sphère privée ou qu’elle apparaisse comme le soutien officiel d’une dictature, le chrétien se trouve toujours en dissidence et la question d’une authentique « théologie politique » se trouve posée. On sait que le mot a été lancé en 1922 par Carl Schmitt mettant en lumière la nature théologique du pouvoir, qui peut répondre aux attentes religieuses en les captant à son profit. Le politique ne fait pas que repousser la « religion » aux marges, il en revêt les attributs. On connaît l’affirmation célèbre : « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés »[3]. C’est dans le contexte de la montée du nazisme qu’Erik Petersen, théologien catholique résolument hostile à tout compromis entre chrétiens et nazis, rejeta cette même idée de théologie politique, affirmant le Christ imperator, manifeste dans le martyr et dans la liturgie. Si Erik Petersen a rejeté la notion schmittienne de « théologie politique »c’est pour mieux affirmer que l’Eglise est elle-même une réalité pleinement politique et qu’ainsi aucune soumission à la sacralité de l’Etat n’est possible. Mein Führer ist Christ ! pouvaient dire les catholiques allemands à la manière des martyrs de l’Empire romain. Theodor Haeker, le futur mentor de la Rose blanche, écrivait en cette même année 1935 que « mon royaume n’est pas de ce monde » est une affirmation politique[4]. « Les chrétiens, écrit-il, ont été persécutés par l’Etat romain au nom d’un comportement que ce dernier considérait comme politique. » Ainsi, plutôt que de rejeter le terme de « théologie politique » comme le fait Petersen, peut-on légitimement renouveler l’acception de ce syntagme qui rend compte alors de la dimension totalement politique de la foi chrétienne. Dans Humanisme intégral, dont la première édition parut en 1936, Maritain distingue d’ailleurs le sens allemand de la Politische Theologie, qui veut montrer que la politique est théologie, et le sens français qui désigne plutôt la politique comme objet de la théologie, au même sens où il y a une théologie morale[5].

En effet un chrétien peut être tenté de se satisfaire de la position de dissidence qui lui est faite, il peut cultiver cette marginalité pour faire entendre sa voix. L’espace public neutralisé aime en effet écouter la voix des excentriques et esthètes de tout poil. Le chrétien adopte alors des attitudes prophétiques et paradoxales, vitupérant avec violence et esprit le monde moderne et ses progrès. Cette attitude se reconnaît même chez de grands témoins comme Péguy, Bernanos ou Maurice Clavel. Plus récemment on a vu une Frigide Barjot passer la rampe grâce à des attitudes d’esthète. Mais cela n’entretient-il pas la redoutable confusion du religieux et de l’esthétique qui fait précisément l’âme romantique depuis l’émergence de la modernité ? En pratiquant une « contre-culture » le croyant atteste la marginalité qu’il conteste. Pour échapper à sa marginalisation il lui faudrait au contraire servir le Royaume de Dieu sans être le fou qui peut dire ses vérités au roi à condition de passer pour insensé. Et de faire rire.

Comment agira-t-il alors ? Il peut retourner à l’action politique en témoignant par ses œuvres. Tel est le sens que Maritain donne à la nouvelle chrétienté dans Humanisme intégral : sans s’exposer en tant que chrétien dans l’arène politique, le fidèle engagé peut avoir une action réelle par ses œuvres et par son attitude. Une « nouvelle chrétienté » peut alors être pensée : en se consacrant au progrès social, à l’éducation, à la réparation des injustices, le chrétien peut féconder une société qui vivra effectivement des « valeurs chrétiennes » et de leur force transformante. Mais, telle est la conclusion de Maritain, il lui faut ainsi agir en chrétien sans pour autant être reconnu en tant que chrétien. Cette pensée fut celle de l’Action catholique qui parlait volontiers de l’enfouissement du levain dans la pâte. Mettant en œuvre les valeurs chrétiennes en collaboration avec tous les hommes de bonne volonté, on façonne une société chrétienne sans passer par le pouvoir politique et sans même qu’il soit nécessaire d’expliciter l’Evangile. Ecoles et dispensaires sont l’Evangile en acte. On ira même jusqu’à saluer la sécularisation comme un progrès et un affranchissement de la tutelle religieuse, une chance que l’on peut saisir pour influencer au mieux le cours des choses. N’est-ce pas avouer que l’affirmation de la foi est porteuse d’oppression ?

Cette sortie de la privatisation du religieux dans la modernité n’est pas sans grandeur et fécondité. Mais elle a ses pièges car la position de marginalité se voit encore confirmée par la modestie du discours et par l’abstention sur le plan politique. On laisse volontiers au chrétien le champ social, la sympathie de l’opinion publique pour les éminentes personnalités comme l’abbé pierre ou sœur Emmanuelle en témoigne. La générosité des chrétiens peut bien panser les plaies ouvertes par la violence politique, mais ils sont invités à ne pas poser de questions sur la provenance de ces plaies.

Pour prendre pleinement au sérieux la vocation de son baptême, faudra-t-il enfin que le chrétien se résolve à « faire de la politique », c’est-à-dire à lutter pour la conquête du pouvoir en se donnant les moyens du combat, un parti, des militants, des affiches et des moyens ? Car un « parti chrétien », comme il en existe ou en existait en Europe, peut bien illustrer l’ouverture à l’universel que comporte la foi. La politique, qui est conquête et exercice du pouvoir, comporte en effet deux conditions que le chrétien devrait aisément remplir : que les causes défendues aient des adversaires, qu’elle puisse être reconnue comme bonne pour tous.

La famille, la liberté scolaire, la justice sociale, le refus de l’avortement, peuvent bien entrer dans un tel programme, car ce que défendent ici les chrétiens est bien dans l’intérêt de tous. Cette position paradoxale du politique qui cherche le bien commun dans l’affrontement à des adversaires n’est pas sans analogie avec celle du chrétien qui veut le salut de tous et subit l’adversité de beaucoup. L’action dans un « parti chrétien » tente alors d’effacer la distinction fatale du privé et du public qu’on veut imposer aux croyants et lui offre l’occasion de parler pour tous. Aventure difficile : il lui faudra être particulièrement vigilant dans l’exercice des vertus politiques et se garder de viser la restauration d’une coutume chrétienne.

L’EGLISE N’A PAS DE POLITIQUE ELLE EST POLITIQUE ?

Une « théologie politique » devrait donner au croyant les moyens de sortir de la sphère privée ou on l’enclot ? On voit que quatre réponses semblent offertes : la défense et illustration de la foi comme tradition, l’excentricité prophétique, l’engagement dans les œuvres, le combat politique à visage ouvert. Or ces solutions, qui sont aujourd’hui à l’œuvre sous différentes formes, reposent sans doute sur une même erreur d’appréciation : pour faire de la politique il faudrait « sortir » de l’enceinte de l’Eglise. Pour aller évangéliser las nations il faudrait sortir du sanctuaire. Mais c’est toujours prendre acte de la souveraineté du « politique »et s’y soumettre. Pour exercer une influence politique les chrétiens devraient chercher leur modèle dans ce que la modernité valide. Mais, telle est la conviction de William Cavanaugh à la suite de son maître Stanley Hauerwas, l’Eglise n’a pas de politique, elle est une politique. Mieux : elle est politique. Telle était bien, on l’a vu, la conviction de Petersen ou de Haeker, des catholiques opposés au nazisme. La « théologie politique » n’est pas une théologie instrumentalisée par le politique pour la justifier, mais une théologie qui mesure le politique à l’aune du Christ roi. C’est d’ailleurs bien parce qu’elle est une politique vivante en elle-même, par sa communion et son universalité, qu’elle est souvent insupportable aux politiciens.

Lire Cavanaugh : Ecclesia, ni Oikos ni Polis.

L’Eglise n’est pas une communauté reconnaissable à ses coutumes vestimentaires ou alimentaires et qui demanderait à être tolérée comme telle. Un chrétien ne défend pas des usages, il ne demande pas à être toléré, il parle au nom de la raison, et c’est bien ce qui le conduit à parler pour tous. Benoit XVI n’a cessé de le répéter, notre foi n’est pas coutume, elle est logos. Si L’Eglise est bien « communion » elle n’est pas à proprement parler une « communauté » comme peuvent l’être des groupes unis par une tradition. Elle n’est pas non plus une Cité parce qu’elle n’est ceinte en aucune frontière, maîtresse d’aucun territoire. Le pouvoir n’y est normalement pas l’enjeu d’une lutte pas plus qu’il n’est héréditaire. Sans armée et sans police, d’où tient-elle son autorité ? Assemblée ( ecclésia), elle tient sa légitimité de celui qui la convoque. L’ecclésia est l’assemblée des citoyens qui ont accès au droit de vote, des hommes libres convoqués en égaux.

Souvent reconnu dans la nébuleuse de Radical Orthodoxy, William Cavanaugh est l’auteur qui aide à penser une nouvelle théologie politique. Sa pensée est enracinée dans ses fortes études de théologie qui en font un disciple de de Lubac et dans sa pratique qui l’a amené à s’intéresser à la théologie de la libération aussi bien qu’à l’action des Catholic Workers. « Ma thèse c’est que la théorie politique moderne, prétendument séculière et neutre, est en réalité une théologie masquée qui fait de l’Etat moderne un Etat sauveur, en lieu et place de l’Eglise. Prendre conscience du caractère parodique, ou « hérétique », de cette sotériologie, c’est déjà commencer à ré imaginer l’espace et le temps dans une perspective authentiquement théologique. »[6] En dénonçant la « théologie politique » au sens de C. Schmitt, il invite donc à ressaisir la dimension essentiellement politique de toute théologie chrétienne : la société humaine, si parfaite soit-elle, n’est pas le lieu du salut, elle en est le chemin et l’Eucharistie est la nourriture de cet homme en chemin, pèlerin ou exilé, dissuadé de circonscrire sur cette terre un territoire. « C’est l’imagination, écrit Cavanaugh, qu’il faut réévangéliser, en substituant aux frontières-imaginaires- créées par les Etats-nations un nouvel espace politique(…). Si l’Etat moderne est bien un pseudo-corps, une parodie du Corps du Christ (…), ce n’est pas en se rapprochant du pouvoir étatique, afin de l’influencer directement ou par l’intermédiaire de la société civile, que l’Eglise luttera efficacement contre la privatisation du christianisme, mais en recourant à l’Eucharistie, qui, disaient les Pères de l’Eglise, fait le Corps du Christ. »[7]

Né en 1962, W. Cavanaugh enseigne l’ecclésiologie à Chicago. Sa thèse, Torture et Eucharistie, publiée en 1998, est à la fois le fruit de son expérience au Chili sous le régime de Pinochet et de ses lectures de de Lubac et de Maritain[8]. Ses thèses se développent dans Eucharistie et mondialisation, d’abord publié en français en 2001. Migrations du sacré (Homme Nouveau 2010) est un recueil d’article qui permet aussi de saisir les enjeux des thèses de Cavanaugh eu égard à des questions d’actualité. La lecture de Cavanaugh est une source d’inspiration pour les chrétiens qui souffrent de n’être tolérés qu’à condition de se taire.

Dans Eucharistie et mondialisation William Cavanaugh restitue la genèse de cette « société civile » qui procède à la « sécularisation » en donnant à la « religion » le statut d’une activité parmi d’autres. Comment a été possible ce glissement de sens qui de la religion a fait une corporation parmi d’autres ? L’Etat en effet justifie la prépondérance et l’extension de son pouvoir en montrant du doigt les « religions » comme sources de violence, d’intolérance. L’institution neutre qui répartit le pouvoir sur un territoire serait le sauveur qui garantit la paix civile. Cette « légende » (tel est le mot de Cavanaugh) est celle que l’on raconte encore, y compris parmi les catholiques de bonne volonté, en dépit des incessants massacres qui ont précipité pendant trois siècles les peuples dans la gueule des Etats. Etranges facteurs de paix qui ne se sont développés qu’en se précipitant comme des tigres les uns contre les autres ! Il faut alors retracer l’histoire de cette captation et mettre au jour les racines de la légende. L’Etat est lié à l’appropriation de l’espace, au dessin de territoire à l’intérieur duquel s’exerce un pouvoir sans partage. Si l’Eglise est du temps, l’Etat est de l’espace. Comme la technique, dont il est au fond une manifestation, l’Etat assimile le monde à un espace homogène sur lequel on peut dessiner de manière plus ou moins arbitraire des frontières. Cavanaugh rejoint ici les analyses de Michel Foucault sur l’espace comme manifestation du pouvoir. Dans cet « territorialisation » toute autorité exercée par un homme sur un autre homme, celle du père, du prêtre, du professeur, doit rendre des comptes à l’Etat.

Or sur le territoire ainsi découpé par la puissance hégémonique de l’Etat il y avait déjà des occupants. Il faut alors contester leur légitimité en les faisant apparaître comme des résidus archaïques de communautés dépourvues de sens politique. Communautés, provinces, Eglises, familles, doivent être mises sous contrôle. L’Etat, rappelle opportunément Cavanaugh, loin d’être l’ennemi des individus, est celui des communautés. L’espace public neutralisé serait bien aise au contraire de ne connaître que des individus sans appartenances, sans mémoire et sans loyauté autre que celle que prescrit l’Etat-nation. On peut se rappeler que la France a connu récemment deux ministres de l’Education Nationale philosophes de formation : curieusement les deux ont eu la même phrase, « l’école ne veut connaître que des individus ». Chaque enfant, devenu élève, est censé s’arracher aux « préjugés » de sa famille.

On s’efforce ainsi d’aboutir à l’individu dont la mythologie du Contrat Social prétend partir. A la territorialisation, à la mise sous tutelle des communautés, il faut en effet ajouter le « grand récit » propre à l’Etat moderne, la genèse d’une société à partir d’individus égaux et sans appartenances. Des individus qui choisissent de vivre ensemble librement et par contrat. Alors que notre histoire, telle qu’elle naît dans la Bible, est celle d’une communion perdue et d’une constante faillite de la royauté temporelle, la mythologie de l’Etat moderne part de la table rase faite d’individus calculateurs, potentiellement en conflit, s’accordant sur un pacte. Depuis Hobbes on sait que l’Etat a besoin d’un fond de guerre civile pour fonder son pouvoir, qui est absolu parce qu’il n’y a rien au-delà.

L’Eglise, elle, n’est pas un espace mais une pratique inscrite dans une attente eschatologique. Espérance qu’aucune mythologie du progrès ne vient colmater. Cette pratique est celle du corps mystique du Christ. Allez dans la paix du Christ, telle est la parole qui achève la liturgie en l’ouvrant sur l’avenir. « J’essaie d’établir, dit Cavanaugh, des relations entre d’une part le dimanche et d’autre part le lundi, en passant par le vendredi. En d’autres termes, des relations entre la vie de l’Eglise- spécialement l’Eucharistie- et la vie de tous les jours. Je veux combler une lacune qui ne devrait pas exister mais qui est bien réelle. »[9]

Dans Torture et eucharistie aussi bien que dans Eucharistie et mondialisation, William Cavanaugh ressaisit le caractère pleinement politique de la liturgie eucharistique. écrit Cavanaugh. Il rappelle alors les mots de Mgr Romero : « l’Eglise a conscience que tout ce qu’elle pourra apporter au processus de libération dans ce pays n’aura d’authenticité et d’efficacité que si elle est véritablement identifiée comme Corps du Christ. »[10] Une liturgie pleinement vivante évangélise les corps qui se façonnent à une autre discipline, les imaginations qui se nourrissent d’autres récits. Le corps eucharistique, indissociablement assemblée et pain partagé, est le seul corps dans lequel l’humanité puisse anticiper son salut. La liturgie n’a que faire de cette étrange distinction de la « foi » et de la « pratique » qu’a imposée aussi la modernité pour mieux s’assurer des corps. Le fidèle ignore la séparation du for interne et du for externe que le pouvoir politique, bien illustré par les thèses de Hobbes, prétend imposer pour la paix civile. Pourrait-il reléguer dans le secret ce qui est l’espérance pour lui et pour tous les hommes ? En disant Notre Père le chrétien porte dans sa prière la destinée du monde et, sans quitter la terre, s’affranchit de tout territoire. Ainsi l’Eucharistie est-elle pleinement politique parce qu’elle ouvre une histoire inachevée et même temps qu’elle rassemble pour le chemin.

L’Eucharistie est le partage du Corps du Christ dans l’assemblée. Il faut se rappeler que ces mots de « Corps du Christ » désignent et la communauté et le pain consacré, les deux étant inséparables. Ainsi l’Eucharistie n’est-elle pas seulement une dévotion privée, elle est reçue dans et de la communauté, elle est un don partagé en assemblée. Alors que Locke fait de l’acte de manger le principe de toute propriété, l’assimilation de l’autre à soi, la communion assimile le fidèle au corps qu’il mange. La propriété, enceinte d’une barrière, est une sorte de souveraineté déléguée de l’Etat, droit d’user et d’abuser. Mais le fidèle ne peut être en ce monde comme un propriétaire qui découpe sa part de souveraineté, consommant des biens qu’il assimile à soi. Dans Etre consommé[11] Cavanaugh relit saint Augustin et les paroles que ce dernier met dans la bouche du Christ : « mange-moi, mais ce n’est pas toi qui me transformeras en toi, c’est moi qui te transformerai en moi. »Ainsi dans le Traité sur l’Evangile de Jean, Saint Augustin écrit-il : « puisque les hommes attendent de la nourriture et de la boisson de n’avoir plus faim et de n’avoir plus soif, ce résultat n’est produit véritablement que par cette nourriture et cette boisson qui rendent immortels ceux qui les prennent, c’est-à-dire par cette société même des saints où règnent la paix et l’unité totale et parfaite(…) Manger cette nourriture et boire cette boisson, c’est donc demeurer dans le Christ et avoir le Christ demeurant en soi. Il est donc hors de doute que celui qui ne demeure pas dans le Christ et en qui le Christ ne demeure pas ne mange pas sa chair et ne boit pas son sang, alors même qu’il mange et boit pour sa condamnation le sacrement d’une si grande réalité. »[12]Cette pensée est d ‘un réalisme total.

Un soldat français, lors de la guerre, aurait bien pu communier à côté d’un soldat allemand et il en fut sûrement qui communièrent de la main d’un prêtre allemand, et réciproquement. Mais un soldat français communie-t-il à la même table qu’un compatriote tortionnaire ? La pensée de Cavanaugh est nourrie de l’expérience de l’Eglise au Chili, quand l’Eglise apparut peu à peu comme la seule force de résistance au régime qui, tout en se présentant comme le rempart de la chrétienté, régnait par la torture et les enlèvements. Cavanaugh a vu comment le « corps mystique » retisse la société que l’Etat fragmente. La torture en effet lui apparaît comme le contre-rituel par lequel le pouvoir imprime sa puissance sur les corps tout en séparant les individus les uns des autres. « La torture est un rite central de la liturgie par laquelle l’Etat chilien a manifesté son pouvoir (…). La torture a été utilisée par le régime militaire chilien pour fragmenter et désarticuler tous les corps sociaux qui pouvaient rivaliser avec son pouvoir, spécialement l’Eglise. Et je défendrai la thèse suivante, annonce Cavanaugh, la résistance de l’Eglise au régime de torture dépend de son aptitude à se constituer elle-même comme un corps social avec une discipline capable de s’opposer à la discipline étatique. »[13]

La torture qui agit sur les corps tend précisément à fabriquer des individus, elle invite chacun à rester chez soi, elle rend difficile la confiance, elle rend impossible le récit des victimes. En effet la torture condamne la victime au silence, incapable de restituer ce qu’elle a vécu, n’ayant pu se protéger de l’anéantissement de soi que par une sorte de schizophrénie qui sépare l’âme et le corps et laisse sans voix, dans un état de terreur indépassable. « La personne emprisonnée est prise dans un dilemme impossible : elle est obligée de choisir entre son intégrité physique et son intégrité psychique(…). C’est une situation sans issue, dans laquelle souvent on ne peut survivre qu’en dissociant corps et esprit. La personne renoncera souvent à son intégrité psychologique pour devenir une machine qi répète, de sorte que ses mots deviendront ceux d’un autre, dissociés de son moi. »[14]

Quelles réponses a apportées l’Eglise du Chili à cette situation d’un Etat tortionnaire défenseur de la chrétienté ? Au nom de quoi protester contre la violence ? Les premières déclarations qui suivirent le coup d’Etat appelaient à la paix et à la réconciliation nationale. Parlant de la patrie, elles invitaient à faire cesser les violences « de part et d’autre ». De telles déclarations ne font que s’inscrire dans la légende de l’Etat sauveur et la renforcer. Fallait-il alors protester au nom de la « dignité humaine » et des droits de l’homme ? Il est juste de rappeler en effet que tout homme est sacré en tant que tel. Mais cet universalisme abstrait ne connaît lui-même que des individus déliés. Au reste, si l’homme n’a pas une destinée spirituelle, son avilissement est-il encore scandaleux ? La seule réponse que puisse tenir l’Eglise est au nom du Christ, du crucifié. Le crucifié n’a pas besoin de soldats pour le défendre et il s’identifie à toute victime. Encore faut-il que l’Eglise puisse être un lieu d’hospitalité pour tous, car c’est au nom du Christ encore qu’elle peut accueillir l’incroyant pourchassé. Quelle politique suivre pour contrecarrer la violence de l’Etat ? Des prélats ont tenté, comme c’est souvent leur pente, d’agir discrètement par influence dans les allées du pouvoir, mais il a bien fallu que l’opposition de l’Eglise soit explicite et visible quand on est au point non négociable, ce point discriminant où Péguy voyait la flexion entre « mystique « et « politique ». C’est alors que l’Eglise a pu devenir un lieu de lutte en étant un lieu d’hospitalité, en approfondissant sa communion. Ce n’est pas en étant moins une communauté qu’elle a pu accueillir et soulager, mais en étant plus une communion. On peut bien parler d’objection de conscience devant la loi injuste, mais ce n’est pas une conscience individuelle nue et désarmée qui résiste seule au fond d’une cave, c’est une communauté unie dans une communion. L’identification de l’Eglise au vrai Corps du Christ est alors bien plus qu’une métaphore. C’est seulement dans la mesure où l’Eglise actuelle aura la capacité de se prendre elle-même au sérieux en sa pleine vocation qu’elle pourra offrir en ce monde des foyers de résistance à l’humiliation et à l’oppression.

Dans Torture et eucharistie William Cavanaugh dégage trois réponses de l’Eglise au Chili, ces réponses peuvent éclairer la réalité d’une « théologie politique ». Ces réponses supposent préalablement que l’Eglise ait une visibilité : « si l’on veut éviter que l’Eglise disparaisse elle doit avoir une visibilité publique en qualité de Corps du Christ dans le temps présent, et non pas être retirée et cachée dans les âmes des croyants. »[15]Sans visibilité de la réalité fraternelle, ses protestations sont celles d’un club plus ou moins influent.

La première réponse que dégage Cavanaugh, la plus surprenante à nos yeux, est celle de l’excommunication des tortionnaires. Ceux qui pratiquent la torture, y incitent et en sont complices sont excommuniés. L’excommunication, ici, rend visible la réalité de la communion. Elle n’est pas comprise comme une sorte de privation punitive mais comme la pleine vérité de l’Eucharistie, elle alerte la personne sur le caractère sacrilège de son geste comme le rappelle la pensée de de Saint Augustin rappelée plus haut. Pour que l’excommunication soit perçue dans sa vérité, encore faut-il que l’Eucharistie ne soit pas une pratique folklorique plus ou moins sympathique et symbolique. La deuxième réponse fut celle de la reconstitution obstinée du tissu social. Résister à la peur qui enferme chacun chez soi, ouvrir dans l’espace public désertifié des lieux d’hospitalité. La création de corps sociaux alternatifs est le prolongement et la réalisation de la communion. « Quand les affamés ne sont pas nourris, nous ne devons pas faire pression sur l’Etat, nous devons les nourrir nous-mêmes. Si les structures économiques sont injustes, nous ne devons pas nous contenter de demander à l’Etat de réprimer les cartels ; les chrétiens doivent plutôt établir des structures économiques alternatives. (…) L’Eglise a besoin de créer des pratiques et une discipline qui lui soient propres, de façon à être effectivement le Corps du Christ et à pouvoir offrir un salut intégral au monde. »[16] Enfin la troisième réponse fut, dans un contexte violent et difficile, l’action politique au sens ordinaire, manifestations devant les lieux de torture, travail d’information et de réflexion. Eucharistie, corps sociaux, action politique, ces trois aspects de l’action de l’Eglise illustrent aux yeux de Cavanaugh comment une Eglise fervente et nourrie est une alternative politique en elle-même, impossible à récupérer par les mécanismes partisans si son action est originale.

Ainsi W. Cavanaugh rejoint la génération des penseurs catholiques antinazis : l’Eglise comme communion est en elle-même politique par excellence. Au mot de « théologie politique » on peut bien donner une pleine et nouvelle acception en ce que l’Eglise est politique, sans avoir besoin de prendre les moyens de l’action politique dans une société sécularisée. N’est-ce pas précisément pour cela qu’elle fut et qu’elle est persécutée ? Theodor Haeker, le maître que rencontra brièvement Sophie Scholl, le rappelait avec force dans Le Chrétien et l’histoire : Dieu est le Seigneur de l’histoire. Cela veut dire à la fois que tout ce qu’engage l’histoire est pleinement sérieux et que toute action est relative au Salut. Les chrétiens ne peuvent ainsi se désintéresser de l’histoire en se contentant d’une dévotion privée (Haeker rappelle qu’un nom propre figure dans le Credo, celui de Ponce Pilate), ni aller emprunter ailleurs une philosophie de l’histoire. Subissant leur exclusion de la place publique, les chrétiens sont de plus en plus nombreux à s’engager dans des actions alternatives inventives et fécondes, à faire ainsi de la politique. Mais tout cela peut rester sans effets si ce n’est d’abord dans la liturgie et la communion que le Corps du Christ est présent.


[1] Cet article fait écho aux trois communications que j’ai faites en Ukraine à l’invitation du Centre Saint Clément animé par Constantin Sigov en juillet 2015 et aux conversations amicales et passionnantes qui les ont accompagnées. Le livre de Denis Sureau, Pour une nouvelle théologie politique (Parole et silence 2008) donne un état très documenté de la question.
[2] Resident aliens : life in the christian colony est le titre d’un de ses livres (Abingdon press 1993).
[3] Théologie politique, Gallimard 1988, p. 46.
[4] Le chrétien et l’histoire, Les Provinciales 2006, p.128.
[5] Humanisme intégral, Foi vivante 1968, p.107-108.
[6] Eucharistie et mondialisation, Ad solem 2001, p. 8.
[7] Ibid. p.83.
[8] Torture et Eucharistie, Ad solem 2009.
[9] Cité par D Sureau, Pour une nouvelle théologie politique, p. 140.
[10] Eucharistie et mondialisation, p. 82.
[11] Etre consommé, Homme nouveau 2007.
[12] Homélie sur l’Evangile de Saint Jean, Traité XXVI, Editions augustiniennes n°72, p.525-527.
[13] Torture et eucharistie, p. 47.
[14] Torture et eucharistie, p. 74-75.
[15] Ibid, p. 359.
[16] Cité in Denis Sureau Pour une nouvelle théologie politique, p. 151.


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